Mathias Knauer

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El pueblo nunca muere

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KLAUS HUBER

HUMILIÉS - ASSERVIS - ABANDONNÉS - MEPRISÉS...

Introduction

Tout ce que je fais, ce que j’exprime, est dirigé contre ce qui est plat et superficiel. C’est donc peu avenant, sans le fini séduisant
des choses reproductibles, sans le poli banal qui fait vendre
parce qu’il rencontre l’approbation universelle.
C’est un plaidoyer pour tous ceux dont la voix n’est pas entendu et finis par se faire. La conscience d’une époque est faite de toutes les consciences – de ceux qui ne vent pas disposés à renoncer
(K.H., extrait de «L’art: une bouteille à la mer?»)

Au début de mon œuvre, des balbutiements qui tendent vers le silence total s’opposent directement à un cri déchirant. C’est là pour moi la seule manière possible de parvenir à une expression musicale acceptable des premiers mots du Psaume xxii: Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné...

Le choc brutal entre l’extrême pianissimo (à la limite de l’inaudible) et l’extrême fortissimo (a la limite de l’intolérable) reste un élément central pendant toute l’œuvre; il définit l’espace qui sépare le cri et l’impossibilité de parler, il indique la signification de cette musique, qui est une passion de l’homme exploité et humilié de notre temps.

En tête, j’ai placé un prologue (»muet», car il se déroule sur écrans vidéo), qui devient, lui aussi, un thème essentiel: l’oppression.

Et après avoir domestiqué les animaux,
l’homme inventa la domestication de l’homme.
Ne pas tuer l’ennemi: le faire travailler.
L’esclavage, fondement de l’industrie
et de l’accumulation du capital.

SEQUENCE I - «Pour l’amour des opprimés...»

J’ai donc pris le texte du psaume, qui, dans l’élaboration poétique de Cardenal, semble transposé, de manière de plus en plus concrète, à notre époque (des mitraillettes vent braquées sur moi... On m’a marqué au fer rouge d’un numéro... On m’a poussé nu dans la chambre à gaz...), et j’y ai encore inséré les quatre mots qui composent le titre de l’ouvrage et reviennent constamment (Humiliés - asservis - abandonnés - méprisés...).

Cette tranche de texte traverse toute la première partie de l’œuvre, sous forme de fragments plus ou moins brefs en allemand, anglais et espagnol; elle est chante exclusivement par le grand chœur, que son chef dirige de manière largement indépendante, à plusieurs voix et dans le style homophone. Elle constitue pour ainsi dire l’arrière-plan historique, objectif, sur lequel se déroule la passion de Knobloch, un ouvrier de fonderie. Souvent couvertes ou presque par les choses bruyantes qui se passent au premier plan, les interventions du chœur sont en permanence reliées entre elles par des enregistrements de voix chantées et parlées, enregistrements qui, quant à leur effet sonore, se rapprochent de plus en plus des bruits d’une aciérie (les bandes ayant été vocodées).

De la sorte, la toile de fond (niveau objectivant) prend le caractère d’un cantus firmus qui, tout en s’enchaînant à lui-même à la manière d’une basse obstinée de passacaille, semble être constamment menacé d’étouffement.

Sous sa forme musicale, le récit de l’ouvrier-fondeur évoque une machinerie monstrueuse, réalisée par la répartition de tous les autres exécutants en sept groupes «mixtes» (à la fois vocaux et instrumentaux). Ces groupes «travaillent» sous quatre chefs différents, et aussi à des «rythmes de travail» qui diffèrent et, de plus, changent constamment; cela donne une -interdépendance au sein de laquelle nul n’a d’égards pour les autres (plus l’équipe avance...) et dans laquelle le cri suppliant de Knobloch Croyez-moi, les gars... risque de se perdre.

Bref, devant la toile de fond de la dimension historique (chœur), la passion de l’ouvrier exploité jusqu’à la destruction de son moi physique: On me jettera comme on jette un chiffon usé... C’est la musicalisation d’une condition sociale inhumaine et fondée sur la violence, avec le stress qui en résulte. Ces notions vent exprimées concrètement par la fébrilité constante de la musique et jusque dans la manière dont les voix et les instruments vent traités: tous courent vers l’épuisement et l’effondrement.

Puis le message change du tout au tout: remontant du fond, le chœur prend la direction de l’action en proclamant la libération ultime de tous les humiliés: Pour l’amour des opprimés, et parce que les exploités élèvent la voix, ,j’interviendrai... Je leur procurerai la liberté.

A ce chant de l’espoir d’une libération, qui, musicalement, n’est pas autre chose que la répétition sans intervalles des fragments choraux précédemment entendus, succèdent progressivement tous les instruments et les 16 voix solistes qui se joignent au chœur pour dire: Freedom... die Freiheit... la libertad. Nous avons là une allusion anticipée à l’hymne de la dernière séquence (VII) ou l’on entendra le tutti.

Si cette première partie avait pour thème l’exploitation telle qu’elle se passe dans les centres du pouvoir économique et industriel, avec son hybris tendant vers la névrose, la

SEQUENCE II, «Pauvreté, faim, faim...»

est consacrée à la lutte d’une mère noire des favelas du Brésil pour la survie. Ici, l’accent est mis sur le journal de Carolina, qui décrit la passion de la femme défavorisée dans son combat quotidien contre la faim, la soif, l’injustice et la peur constante que ses enfants ne survivent pas; c’est une accusation inlassable: Ce n’est quand même pas possible, dans un pays aussi fertile que le nôtre! J’ai laissé en brésilien les phrases prononcées par Carolina. Elle est entourée de quatre femmes qui commentent ses accusations et, pour l’essentiel, les «traduisent» (en allemand).

Sur un second plan, on assiste à une reconstitution (description objectivante) des bidonvilles. Elle est formée d’extraits d’un poème de Cardenal, dans lequel il arpente les ruelles d’Acahualinca, un quartier misérable du Nicaragua. Les images accusatrices, d’une dureté insupportable (des enfants aux yeux vitreux, des enfants maladifs, chétifs, misérables, n’ayant plus que la peau sur les os... La lune fait miroiter la merde...), débouchent sur le cri répétitif: La injusticia Die Ungerechtigkeit! La musicalisation de ce second niveau de texte est assumée par des ensembles variables, composes de voix solistes (en espagnol et en allemand).

Divisés en cinq groupes variables, les instruments forment un troisième plan d’interprétation qui, d’une certaine manière, sert de lien entre les deux niveaux de texte. A côté d’instruments populaires, très bruyants, ce vent les registres les plus aigus et les plus graves, et les timbres correspondants, qui dominent; le centre sonore reste vice, creux, bien qu’il ne cesse de se «torturer».

Contraction - dépression; agression - vide (bruits d’air), tels seraient quelques oppositions tentant, maladroitement, de définir le thème de cette partie.

Carolina: Ici, dans la favela, de nouveau un enfant est mort. S’il vivait, il aurait faim.

La SEQUENCE III - «Prisonnier, torturé»

rend compte, à partir de l’exemple de Jackson, des conséquences d’un isolement total pendant onze années d’incarcération. Son monologue (en anglais, confié à la basse), à mi-chemin entre le cri de révolte et la perte de la parole, semble avoir «de la peine à sortir»; il est interrompu par des fragments qui reviennent constamment à la surface: fragments d’une scène de torture, presque étouffés derrière des murs (textes tirés de deux poèmes de Cardenal). Ces événements vent bornes par la «cage temporelle» que représentent d’implacables accords donnés à l’orchestre.

La SEQUENCE IV – «Levez-vous tous, même les morts»

fait intervenir la confrontation entre le peuple qui cherche à sortir de l’oppression et des ténèbres, et la répression brutale de l’armée (ici, j’ai pense très concrètement à la Garde Nationale de Somoza).

Tous les exécutants vent répartis en deux groupes principaux: les piccolos, les cuivres, un piano de plus en plus préparé, la percussion et quelques rares cordes (pratiquement sacrifiées, condamnées à ne pas être entendues!) constituent massivement le groupe de la répression, qui n’hésite pas à s’y reprendre à neuf fois pour écraser brutalement tous les efforts de la musique pour exprimer la libération.

Tous ces motifs de répression, qui évoquent des marches militaires, vent introduits par des «troupes en marche» sur bande magnétique, au pas desquelles tous les autres doivent se plier servilement sur le plan rythmique; les soldats en marche vent ici une «marchandise d’importation».

L’autre groupe principal commence par balbutier et gémir comme si on l’entendait à travers des gravats (nunca.,. muere...), puis s’affirme de plus en plus clairement (patria libre o morir! - La tierra comun!) et, finalement, explose (Renversez les barrières! Levez-vous tous! La terre à tous en commun!) et se revolte (Levez-vous tous, même les morts! - La grande pâte lève!).

Pour finir, ce groupe s’unit pour déclamer des cantilènes promettant la liberté (musique syllabique des instruments), dans les registres les plus aigus et avec les sons les plus éclatants.

Un troisième niveau de texte (à nouveau le niveau historique et objectif) se surajoute aux deux groupes principaux; ce sont des extraits d’un poème de Cardenal, «Les paysannes de Cuá», qui immortalise le terrorisme pratiqué par la Garde Nationale à l’encontre de la population rurale; on y entend des témoignages de femmes de tous âges sur le chantage, le viol, les enlèvements et les massacres (Nombreux vent ceux qui ont entendu les cris de Cuá - Les gémissements de la patrie qui enfantait).

J’ai réservé ce niveau de texte au chœur exclusivement; vers la fin, il cesse de plus en plus de chanter pour se mettre à parler, ce qui prend ici une valeur expressive: Nous ne savons rien d’eux! - Mais vous les avez quand même vus - leurs rêves sont subversifs...

La SEQUENCE V - «Grain de sénevé»,

qui suit sans coupure, est la semence et le point de départ, mais aussi le but et le centre de toute la conception: la prophétie utopique d’un monde pacifié. C’est ici que, serti dans l’ensemble de l’œuvre, telle une fenêtre donnant sur une espérance absolue, se situe le point culminant de la libération de l’espèce humaine, le règne de la paix, le «Royaume de Dieu sur terre» de Cardenal. Il est proclamé par la voix d’un petit garçon (Esaïe: Et un petit enfant les conduira...).

D’un autre côté, le poème de Cardenal, inspiré du Psaume xxxvi, évite tout angélisme; loin de là, il contient des affirmations cures et concrètes, que le petit garçon dit (et non chante) dans la langue vulgaire, indépendamment d’une musique extrêmement douce et introvertie: Ne perds pas patience quand tu vois qu’ils font des millions... Leurs billets de banque vent comme le foin dans les prés.

Grain de sénevé a été écrit en mai 1975, quatre ans avant que j’aie entrepris de travailler à Humiliés...; il a été composé pour un petit orchestre de chambre. C’est ma première composition sur un texte de Cardenal, dont je lisais cependant les livres depuis des années déjà. Sans voir consciemment, à l’époque, un lien avec mon futur projet de grand ouvrage, qui se dessinait déjà quant à ses contours généraux, j’ai curieusement écrit de telle manière que, dans Grain de sénevé, on pressent comme en germe tout l’éventail des idées développées dans le reste de l’ouvrage.

SEQUENCE VI - «Amanecer»/«L’aube»

Dans cette partie qui, elle aussi, fait directement suite à celle qui la précède, l’utopie d’un royaume de paix, après avoir germé dans le lointain le plus inaccessible, se concrétise enfin: l’humanité s’éveille à l’aube (La nuit est devenue plus noire encore, mais c’était parce que le jour allait poindre), dans un pays qui, n’en pouvant plus d’attendre, entrevoit la possibilité d’un avenir de paix.

Le poème de Cardenal utilisé ici est étonnamment proche des chants de matinée de Saint Ambroise (Déjà, les coqs chantent .. Levez-vous de vos lits, de vos nattes...); simultanément, il dévoile des intentions politiques on ne peut plus claires à travers des gestes quotidiens: Les rêves nous séparaient les uns des autres, mais lé réveil nous unit... Lève-toi, Pancho Nicaragua, prends ta machette, il y a beaucoup de mauvaise herbe à couper, prends ta machette et ta guitare!

J’ai tenté de créer un ensemble sonore compose de la succession de trois accords seulement, mais réunissant de nombreuses notes, ensemble qui, occupant une longue durée, se modifie de façon insensible mais continue; il respire à la fois par sa pulsation subtile sur plusieurs plans de temps et par une instrumentation qui change, elle aussi, en permanence: La terre - le lac - le ciel: autant de symboles de la liberté, qui vent évoqués par le texte de la Séquence VII et referment le cercle.

Au-dessus de tout cela (à un niveau indépendant, qui est pour ainsi dire celui des activités humaines) s’étend une sorte de filet fait de cris d’animaux (réalistes). Leur densité (comme aussi celle des voix solistes) augmente dans la partie centrale (Je chante un pays qui naîtra bientôt). Il s’agit surtout de bruits de bois, de métaux et de pierre, à quoi s’ajoutent des manipulations de vaisselle, des «chants d’oiseaux», des «rugissements», le tout étant aussi réaliste que possible.

Dans cette masse sonore fluctuante et qui évoque «le réveil», j’ai inséré, autre filet, les voix humaines, qui «s’appellent» l’une l’autre et vent intégrées à l’aube et aux gestes du matin (Il est temps de réveiller le feu... Apportez une lampe à huile, afin que nous voyons nos visages...).

(Ici, je dois signaler que les Séquences iv et vi avaient été composées avant les autres, plus précisément entre l’automne de 1978 et le printemps de 1979, mais dans une version exclusivement instrumentale pour 15 exécutants. Elles «doivent», dans cette version primitive, leur existence à la nouvelle d’un événement très concret: l’écrasement sauvage et, on a pu le constater plus tard, inefficace, du mouvement de libération nicaraguayen par la Garde Nationale, le massacre du peuple, et plus particulièrement des jeunes, avaient suscité en moi la colère et l’indignation. Je laissai d’autres travaux en plan et écrivis pour Arturo Tamayo et quelques étudiants de Fribourg ces deux pièces instrumentales en signe de protestation. L’ouvrage est intitulé Je chante un pays qui naîtra bientôt. Il est dédie à Ernesto Cardenal et au peuple du Nicaragua. Alors que la section «Levez-vous tous, même les morts» a été fortement remaniée et développée – en fait, il faudrait parler d’un rewriting –, j’ai repris la Séquence VI pratiquement telle quelle, à l’exception des voix solistes, que j’ai surajoutées.)

SEQUENCE VII - «Le peuple ne meurt jamais»

En une explosion de toutes les forces réunies, le chœur et les voix solistes se fondent pour une sorte d’hymne. En espagnol, ils scandent, soutenus par Knobloch, et Carolina, et Jackson, les phrases lapidaires de Cardenal: Le peuple est immortel / Souriant, il sort de la morgue / Je chante un pays qui naîtra bientôt / Le peuple ne meurt jamais. Et pour finir Le lac, bleu par endroits, d’argent et d’or ailleurs / Au ciel volent les hérons.

Au-dessus de ces phrases du chœur, l’ensemble de l’orchestre est distribué en quatre groupes (en comptant le chœur et les voix solistes, cela fait au total sept groupes, une fois encore, comme en I; ici, cependant, contrairement à ce qui se passait au début de l’ouvrage, où la plus grande dispersion régnait, tout est fondu avec une homogénéité frappante).

Chacun des groupes instrumentaux contribue à sa manière à l’hymne du peuple: le premier, qui s’exprime par accords statiques, étale sous forme de clusters l’ensemble du matériau sonore de toutes les sections; il donne donc les sons qui engendrent les autres; le second varie sur divers rythmes le premier accord de chaque série; le troisième, qui est le plus important, développe par une monodie de type ostinato la succession d’intervalles qui est à la base de tout cela, un peu à la manière d’un coup de cloche très étalé; le quatrième enfin cite phrase par phrase (en surimpression à celles du chœur) le choral de Pâques Christ lag in Todesbanden, dans l’une des harmonisations de Bach (4 cuivres et contrebasse). J’ai tiré de cette citation tout le matériau de cette séquence en ce qui concerne les hauteurs de sons: c’est l’espérance de résurrection exprimée par le choral, transposée dans la réalité de notre temps et sécularisée par l’intervention du coup de cloche.

Les combinaisons formant les groupes vent modifiées sans cesse, elles se répètent en étant constamment mises dans un ordre différent, et, par là, chaque groupe est conduit à sa conclusion, l’un après l’autre, jusqu’au moment où il ne reste plus que le son de cloche («carillon») qui s’affirme avec insistance (quasi ostinato; percussion seule).

Le Chant de l’espoir de la libération, autre hymne qui conclut la première partie de mon œuvre, est repris dans cette dernière partie, ou il accomplit sa promesse en devenant réalité.

Et pendant que ce chant se déroule, on entend en «surimpression strophique» un double play-back de la bande magnétique, qui répète, prolonge et diffuse dans l’espace le «choral cyclique» de toute l’œuvre:
Le peuple ne meurt jamais.